Suite à la publication d'un article à mon sujet sur le blog de Laurent Bervas, on m'a invité à bloguer sur l'Union Européenne, d'une perspective Finlandaise. C'est donc avec plaisir que je rejoins aujourd'hui l'équipe de Europeus pour explorer la question.
Immigration: la Finlande au banc des accusés
L’Union européenne serait-elle une forteresse seulement à l'égard
des arrivants les plus pauvres? Hélas, non. Québécois installé depuis
1998 en Finlande, mon expérience — tout comme celle de nombreux autres
gens issus de ce groupe appelé par Richard Florida
«La Classe Créatrice» — en témoigne. Car, au fil des
années, le constat se fait de plus en plus violent: l'élargissement du
traité de Schengen occasionne un nombre sans cesse croissant d'obstacles
qui empoisonnent petit à petit l'existence et paralysent radicalement la
carrière de bon nombre de migrants hautement qualifiés et ce peu importe
leur origine territoriale. La raison de cette situation ubuesque au sein
d’une Union qui, faute de pouvoir retenir ses «cerveaux», cherche plus
que jamais des solutions pour attirer leurs vis-à-vis étrangers, semble
être les interprétations excessivement restrictives de la part de
certains États membres de la directive européenne sur l’immigration, à
laquelle s'ajoute l'attitude coutumièrement négative de la bureaucratie
finlandaise qui, non satisfaite de constamment chercher des poux à ses
administrés finlandais, semble prendre un malin plaisir à détruire la
vie des immigrants ne disposant pas du fameux passeport européen. Comme le
démontre l'universitaire canadien Brett Young, dans un
entretient donné à Laura Pekonen du Helsingin Sanomat:
«"Je suis arrivé en 1998 sur un visa de travail, puis j'ai obtenu
un visa pour lien familial après m'être marié en 2003. La raison du
refus [en 2005 de sa demande de citoyenneté] était que je
n'avais pas demeuré un minimum de 4 ans sur un visa pour lien
familial." La prochaine fois où Young pourra à nouveau déposer
une demande de citoyenneté sera en 2007, alors qu'il aura demeuré en
Finlande depuis 9 ans. D'ici là, à chaque retour d'un voyage à
l'étranger, il devra se taper les longues queues réservées aux
ressortissants de l'extérieur, alors que sa femme et sa fillette pourront
directement se rendre à la sortie. De plus, lorsque Young doit renouveler
son visa, la police se saisit de son passeport pendant des semaines. Si son
travail est appelé à l'amener à étranger durant cette période, il doit
demander par écrit qu'on lui rende son passeport.»
Un détail non-négligeable est que la loi finlandaise n’est en rien
incriminable et son esprit en rien critiquable: le noeud du problème,
source de nombreuses pertes d’emplois pour des personnes souvent
polyglottes et hautement qualifiés, se trouve dans l’application de ces
textes, entre l’esprit de la loi, tel qu'envisagé par le Parlement
finlandais, et sa mise en oeuvre par certain bureaucrates peu scrupuleux
qui n'hésitent pas à pousser des immigrants de haut niveau à la
banqueroute en leur refusant tout renouvellement de permis de travail et en
justifiant la décision par des affirmations douteuses, voire en saisissant
leur passeport lorsque ceux-ci osent contester la chose devant la
juridiction administrative locale et les empêchant de ce fait d'occuper
d’autres fonctions à l'étranger pour compenser la perte de leur emploi
en Finlande. Un comble, lorsque l’on sait que la Finlande dépense une
incroyable énergie à se façonner une image d’État modèle,
prétendument juste et équitable, mais pourtant bien éloignée de sa
réalité quotidienne et de l'odieux détournement arbitraire de sa propre
législation au moyen de circulaires administratives particulièrement
obscures. Cette ambiguïté, le chroniqueur Asa Butcher
n’a d’ailleurs pas manqué de l’évoquer dans Ovi Magazine, soulignant à juste titre que:
«Une situation où un comité du Ministère de l'emploi suggère que la
Finlande doit attirer plus de main d'oeuvre étrangère, en accélérant et
en assouplissant la procédure d'octroi des permis de travail, mais se
rétracte aussitôt en insistant que l'embauche d'un étranger ne doit en
aucun cas se faire au détriment du chômeur finlandais, laisse perplexe.»
Butcher conclut son survol de la situation sur cette note peu
reluisante:
«Les stéréotypes, histoires humiliantes, CV inutiles et études
discriminatoires ne sont pas la solution pour attirer les 300,000 immigrants
supplémentaires dont le pays a besoin; en fait, ils auront plutôt pour
résultat de décourager les 100,000 déjà établis. Quel est donc cette
idée du premier ministre Vanhanen et de la Finlande de déclarer un besoin
urgent d'étrangers alors qu'ils ne peuvent même pas intégrer ceux déjà
présents?»
C'est dans un tel contexte que des étrangers auparavant bienvenus sont
soudainement jetés, comme un vulgaire condom après usage, dès que le
taux de chômage accuse un léger recul, et ce au moment même où,
paradoxalement, les entreprises entrevoient déjà une pénurie de
spécialistes que la main d'oeuvre locale ou même européenne ne saurait
combler. Néanmoins, ce réflexe purgatoire n’est autre que la
conséquence perverse du modèle de gestion publique finlandais, où chaque
décision entend vouloir répondre à une situation de crise dont la
solution ne laisserait place à aucune subtilité. Exemple concret de ce
schéma de pensée: le choix du gouvernement finlandais, lors de la crise
économique de 1991, d'acculer à la faillite des milliers d'entreprises et
d'individus parfaitement solvables afin de permettre aux principales
banques finlandaises de ne pas couler avec le navire. Comme le décrit
Hannu Raittila dans le
Helsingin Sanomat:
«Avec une attitude typiquement finlandaise, la récession fut perçue
comme une question de vie ou de mort, telle une famine ou une guerre.
Conséquemment, des entreprises parfaitement viables furent poussées à la
faillite, d'une manière similaire à des soldats envoyés au front. Les
débiteurs et leurs cautionnaires furent sacrifiés comme de la chair à
canon lors d'un assaut désespéré. Plusieurs en sont ressortis morts ou
blessés, leur vie détruite, leur maison ravagée. Notre sacrifice fut-il
en vain? Oui, il le fut. La récession n'était pas une Campagne d'hiver
mais simplement le retour momentané du PNB d'un pays prospère au niveau moins
élevé qui était le sien quelques années auparavant.»
L’histoire aurait pu s’arrêter à l’exemple finlandais, mais
force est de constater que c'est l'Europe toute entière qui se barricade.
En Irlande, ce pays «libéral» qui, sur papier, accorde d'office le
permis de travail aux étrangers mariés à un ressortissant de l'Union
(accompagnés du conjoint ou non), ou dans les pays en principe ouverts aux
francophones, tels que la Belgique et la France, les employeurs préfèrent
ne pas se mouiller, histoire d'éviter d'éventuelles complications
supposées ou réelles avec l'Immigration. Dire que cet état de fait
frôle l’absurde est un euphémisme. Pis, il offre une image inquiétante
du processus démocratique européen. Car si d'un côté citoyens et
employeurs se réjouissent volontiers à l'idée de bénéficier de
l'apport enrichissant d'un ressortissant canadien, d'un autre côté
l'harmonisation des politiques d'immigration, combinée à certaines de
leurs interprétations les plus zélées, fait aujourd’hui de l'Union
européenne une cité fortifiée vers laquelle il est quasiment impossible
d'immigrer. ¶
Publication dans Europeus
Une version de ce texte est parue dans Europeus le 13 février 2006, avec le titre Immigration: la Finlande au banc des accusés.